Serbie : un haut lieu du génocide des Juifs et des Rroms transformé en centre commercial

08/07/2013 17:25

Serbie : un haut lieu du génocide des Juifs et des Rroms transformé en centre commercial

Traduit par Stéphane Surprenant
 
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Mise en ligne : lundi 8 juillet 2013
Été-automne 1941 à Belgrade. Au camp de Topovske Šupe, ancien entrepôt militaire, plusieurs milliers de Juifs et Rroms adultes de sexe masculin sont détenus avant d’être transportés en camion loin des regards et fusillés. Les bâtiments à l’abandon, devenus propriété de Delta Holding, seront bientôt rasés et remplacés par un shopping center, le plus grand de la région, « Delta Planet ».

Par Federico Sicurella

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Topovske Šupe (Photo : Marija Janković)

« D’août à décembre 1942, ce site fut un camp de concentration pour les Juifs et les Rroms de Belgrade et de la région du Banat. Tous étaient déclarés prisonniers ; chaque jour, des centaines d’entre eux étaient transportés ailleurs pour y être abattus ».


Retrouvez notre dossier :
Staro Sajmište, 1941-1944 : un camp de concentration en plein coeur de Belgrade 


La plaque de bronze portant cette inscription est fixée au mur d’un bâtiment décrépit de Vozdovac, non loin du centre de Belgrade. Aussi appelé « Topovske Šupe » (« les bouches à feu », une ancienne poudrière), il est aujourd’hui dissimulé par des buissons et des panneaux.

D’ici quelques mois, Topovske Šupe sera donc rasé. Le terrain est la propriété du plus grand groupe privé de Serbie, Delta Holding, qui entend démolir les ruines de l’ancien camp pour y construire un centre commercial. Le projet « Delta Planeta », un investissement de 200 millions d’euros, deviendrait le plus grand centre commercial de la région et attirerait des consommateurs non seulement de Belgrade, mais de toute la Serbie et même d’autres pays des Balkans. Les travaux débuteraient l’an prochain et dureraient jusqu’à fin 2015.

Leçon d’histoire

Delta Holding a indiqué que la mémoire du site ne serait pas effacée et qu’un « sanctuaire digne » serait inséré dans la nouvelle construction. Cependant, à Belgrade, beaucoup jugent cette solution scandaleuse et irrespectueuse vu la valeur historique et culturelle du lieu. Aussi une cinquantaine de personnes se sont-elles rassemblées le 2 juin 2013 à Topovske Šupe, afin d’exprimer leur désaccord et raviver la mémoire du site, en y tenant une « Čas istorije », c’est-à-dire un cours d’histoire.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs provinces du Royaume de Yougoslavie – soit l’actuel territoire de la République de Serbie – furent occupées par les forces de l’Axe. La plupart de ces territoires occupés furent aussitôt placés sous administration militaire directe de l’Allemagne, tandis que certaines zones frontalières étaient annexées par des alliés du Reich (l’État indépendant de Croatie, la Hongrie, la Bulgarie et l’Italie).

La persécution des Juifs et des Rroms par les occupants débuta dès 1941, avec les massacres de Draginac et de Loznica et la construction des premiers camps de concentration. Quelques mois plus tard, 3 000 personnes étaient liquidées dans le massacre de Kragujevac, puis autant périssaient dans le massacre des Juifs de Voïvodine, alors sous contrôle hongrois. Au cours des premières années de l’occupation, environ 16 000 Juifs furent exterminés, dont beaucoup au sinistre camp de Banjica. La Serbie fut le deuxième pays, après l’Estonie, à propos duquel Berlin déclara la « question juive » « résolue » en 1942.

Le camp de Topovske Šupe ouvrit en août 1941, peu après celui de Banjica. Appelé le « camp juif de Belgrade » dans les documents allemands de l’époque, il servit à parquer les Juifs adultes de sexe masculin expulsés de la région de Banat (nord-est de la Serbie), ainsi que les Rroms. Les chiffres exacts restent inconnus mais, en quatre mois d’activité, 4 000 à 5 000 personnes y auraient été détenues, avant d’être fusillées dans la région de Pančevo ou d’être envoyées pour y mourir dans les camps de concentration de Belgrade (Kumodraž, Bežanija, Jajince et Sajmište).

En interview, Jovan Byford, spécialiste de l’Holocauste en Serbie, rappelle les étapes du difficile processus de mémoire lié à Topovske Šupe. La première, selon lui, remonte aux années 1970, quand un projet de conversion de l’édifice en terminal de bus avait entraîné l’obligation d’ériger un monument aux victimes des camps de la mort. Rien ne fut toutefois construit. La première plaque commémorative, raconte Jovan Byford, fut posée seulement 15 ans plus tard, en 1994 – au mauvais endroit ! Cette méprise avait soulevé l’indignation de la communauté juive, sans résultat.

La plaque mentionnée plus haut fut installée (au bon endroit !) en janvier 2006, lorsque Topovske Šupe, à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de l’Holocauste, fut proclamé « Parc de la Mémoire » en présence du Premier ministre Koštunica. Néanmoins, constate Jovan Byford, l’ancien camp ne fut jamais officiellement déclaré patrimoine culturel. En fait, avant que la plaque ne soit posée, le terrain avait déjà été acheté par Delta Holding et le plan de construction du centre commercial avait déjà été établi.

Les récentes protestations ont commencé quand les médias ont attiré l’attention sur le plan de centre commercial, soulignant l’absence de projet destiné à préserver la mémoire historique de l’ancien camp. Delta Holding a rejeté les accusations de négligence, déclaré que son engagement envers la mémoire de Topovske Šupe était adéquat et estimé que ces allégations visaient à salir l’entreprise, en particulier son président Miroslav Mišković.

Cette vive réaction n’a rien d’étonnant, car Miroslav Mišković, l’homme le plus riche de Serbie, se trouve depuis des mois au centre d’une enquête pour fraude reliée à la privatisation de sociétés dans le secteur du bâtiment.

« Anti-civique, profondément anti-civique »

Le cours d’histoire du 2 juin à Topovske Šupe a été suivi par des chercheurs, des activistes, des représentants de la communauté juive de Serbie, ainsi que des parents des victimes des camps. Leurs témoignages ont rendu la commémoration émotive. Des participants avaient préparé un résumé du cours, afin de l’envoyer à tous les membres du Conseil municipal de Belgrade, ainsi qu’aux institutions responsables des lieux historiques et culturels.

Pour Nebojsa Milikić, un des organisateurs de l’événement, il faut rappeler aux citoyens et aux autorités qu’il est inacceptable qu’un lieu où des milliers de gens furent retenus prisonniers avant d’être envoyés mourir ailleurs devienne un espace consacré à la consommation et au plaisir. Aleksandar Nećak, représentant du Conseil des municipalités juives, explique pour sa part que « l’idée qu’un lieu de souffrance soit transformé en un centre commercial n’est pas en soi antisémite, mais c’est anti-civique, profondément anti-civique ! ».